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Dans cette entreprise unique en son genre, chaque ouvrier a un intérêt personnel à ce que les bénéfices soient les plus élevés possible.

Par Blake Clark

Il y a 25 ans, Nellie Griffiths, une jeune Irlandaise émigrée en Amérique, était embauchée à l’usine de Cleveland de la Lincoln Electric Co., le plus grand fabricant de matériel de soudage à l’arc du monde. Nellie se plut dans ce nouveau cadre et se spécialisa dans le rodage des matrices, travail qui consiste à donner à ces pièces un poli parfait.

La plupart des ouvriers d’usine ont bien de la peine à mettre un peu d’argent de côté pour les jours difficiles. Or, après avoir passé 20 ans à la Lincoln Electric Co., Nellie a pu se permettre de rentrer en Irlande, où elle a acheté, au bord de l’océan, une propriété comprenant une grande maison de dix chambres, des serres, des hangars à bateaux et des écuries. Son acquisition réglée au comptant, il lui resta encore assez d’argent pour tranformer la maison en hôtel de villégiature.

Ernest Tait, un ex-sergent de l’armée américaine, est entré comme bobineur à la Lincoln Electric il y a 45 ans. Il est devenu chef de l’atelier de bobinage. Quand il s’est retiré, sa femme et lui ont fait un voyage autour du monde. Tait touche actuellement la retraite de la société et dispose en outre d’un capital substantiel, fruit de son épargne.

Ces exemples, assez exceptionnels dans l’industrie en général, ne sortent pour ainsi dire pas de l’ordinaire à la Lincoln Electric où le personnel participe à un degré probablement unique aux résultats de son travail.

On a de bonnes raisons d’estimer que 60% des travailleurs employés à cette société ont des revenus provenant de placements faits avec leurs économies. Un balayeur, dont l’emploi passe pour être le plus bas de l’échelle des salaires, est propriétaire de plusieurs maisons qu’il loue. Un comptable a acheté un immeuble commercial formant tout un bloc. Au cours des années, des centaines d’employés qualifiés ont réussi à accumuler un capital important en investissant une partie de leurs appointements.

Quel est le secret de ces agissements? Tout cela résulte d’une formule originale d’association capital-travail, mise au point par la société Lincoln Electric, et grâce à laquelle les travailleurs et la direction agissent de concert pour abaisser les prix de revient et réaliser des économies qu’ils se partagent. D’après James F. Lincoln, son créateur, ce système arrive à doubler et même à quadrupler la production.

Mais comment peut-on inciter un employé à avoir constamment l’esprit en éveil pour rechercher des moyens de réduire les dépenses et d’augmenter la production? Voici le procédé employé par James Lincoln. Quand ce robuste ingénieur devint, en 1914, gérant général de la société fondée par son frère, il réunit les employés et leur demanda d’élire des représentants qui lui serviraient de conseillers.

Je savais, m’a-t-il déclaré, que si je pouvais les amener à désirer aussi ardemment que moi la prospérité de l’affaire, aucun problème ne serait insoluble.

Le conseil consultatif fit appel à l’intelligence de tous les travailleurs. Ses membres se réunissaient tous les 15 jours et touchaient chaque fois un jeton de présence de 4$. La durée d’un mandat ne pouvait excéder un an, un grand nombre d’employés furent donc amenés à prendre part aux responsabilités. Toutes les questions furent abordées: abaissement des prix de revient, fabrications nouvelles, ventes, avantages particuliers pour le personnel. Les suggestions affluaient librement. Lincoln attribue la prospérité de la firme pour une grande part aux idées ainsi recueillies.

Cette première année, la société adopta le travail aux pièces et réduisit la durée hebdomadaire du travail à 50 heures au lieu des 55 heures normales à l’époque, tout en augmentant les salaires de 10%. Elle contracta, en outre, à ses frais des assurances sur la vie pour tout son personnel, avantage peu courant il y a 47 ans. Par la suite, elle institua un système grâce auquel le travailleur ayant fait une suggestion intéressante pour abaisser des prix de revient recevait une prime substantielle. Au cours des années ‘30, elle ajusta les appointements et les salaires au coût de la vie.

C’est en 1934 que fut émise la propositon de beaucoup la plus importante. Quelqu’un suggéra le paiement à tout le personnel d’un boni de fin d’année. Lincoln accepta, à condition que cette prime fût effectivement <gagnée> par les travailleurs. Il imagina alors une méthode garantissant une répartition équitable de l’éventuelle gratification. Chaque employé fut noté deux fois l’an par tous ceux qui étaient en mesure d’apprécier son rendement. Ces notes servirent à fixer sa part de la gratification et conditionnèrent son avancement.

A la fin de la première année, on s’aperçut que, après avoir prélevé les réserves et 6% de bénéfices pour les actionnaires, il était possible de distribuer un boni équivalent à 26% du montant des salaires annuels. En cette quatrième année de la grande crise économique, c’était de beaucoup supérieur à ce qu’on avait pu espérer. Lincoln rappela aux travailleurs qui l’accalmaient: < Ce boni n’est pas un cadeau de la direction. Il résulte de l’augmentation de votre production>.

L’abaissement continu des prix de revient et la qualité exceptionnelle de la fabrication, reconnue par la clientèle, ont permis d’augmenter régulièrement cette prime. Depuis plusieurs années, elle atteint entre 80 et 100% du total des salaires.

Se rend-on bien compte de ce que cela signifie? A la fin de l’année, le travailleur de Lincoln reçoit, en moyenne, d’un seul coup une somme d’argent à peu près équivalente à la totalité de ce qu’il a gagné au cours des 12 mois précécents! Combien de temps faut-il à la plupart d’entre nous pour mettre de côté un an de salaire? Même le salarié qui gagne 10,000$ par année a bien du mal à mettre 1,000$ de côté chaque année. Voilà pourquoi, dans cette usine, les travailleurs disposent en général d’une seconde source de revenus, provenant du capital qu’ils accumulent. Beaucoup d’entre eux ont utilisé une partie de ce capital pour acheter des actions de la Lincoln Electric. Ceux qui ont investi ainsi 550$ par année, de 1935 à 1954, se sont trouvés posséder chacun près de 25,000$ à la fin de cette période de 20 ans en tenant compte des dividendes et de la hausse des cours.

On demande souvent à Lincoln si cette prospérité ne gâte pas un homme. A quoi il répond que plus les hommes ont de responsabilités plus ils s’en montrent dignes. Ils achètent des maisons, poussent l’instruction de leurs enfants, assument des devoirs civiques. Le principal avantage du système est, pense-t-il, qu’il stimule les aptitudes latentes des travailleurs.

<Chacun de mes ouvriers a ses capacités propres, dit-il. Si l’on veut que l’affaire prospère, il faut absolument les utiliser>.

Comme il envisageait d’établir les plans d’une nouvelle usine, Lincoln demanda deux ans à l’avance à son personnel d’émettre des suggestions concernant la façon dont elle devrait être agencée pour que la qualité du travail fût améliorée. Il en résulta une usine unique en son genre, conçue pour diminuer certains frais, manutention, contrôle et surveillance entre autres. Les besoins en magasins et en inventaires furent réduits au minimum.

Citons un exemple: dans la section fabrication des machines, un hall comprend un certain nombre de chaînes de montage de 500 pieds de long, une pour chaque type de machine à souder. Le long de chacune de ces chaînes sont disposés des petits ateliers, à raison d’un par élément à monter. L’ouvrier, ou quelquefois une équipe de deux ou plus, fait le montage complet de cet élément, à la manière d’un sous-entrepreneur, pour l’incorporer, terminé, dans la chaîne.

Autre exemple: Jim Macy, un gaillard qui approche de la cinquantaine, fabrique des réservoirs à gaz. Dans un espace de 12 pieds sur 12, entouré des matières premières dont il a besoin, il soude les tubulures, soude à l’arc les parois du réservoir, fait les essais à l’air comprimé, ajoute les supports de fixation et procède à un nettoyage complet du réservoir terminé avant de le mettre dans le circuit.

A l’époque où la nouvelle usine fut construite, Jim Macy n’était qu’un soudeur parmi beaucoup d’autres. Chacune des pièces nécessaires à son travail lui était rapportée d’un entrepôt distinct. Il fallait établir des borderaux, les vérifier, les classer. Un contremaître passait les commandes conformément à un programme de production. Maintenant Jim consulte lui-même le programme et s’organise en conséquence. Il a son inventaire sous les yeux et manipule seul les matières premières.

Jim peut aussi se passer de contrôleurs. Il est aux pièces et garantit la qualité de son travail. La société lui fournit les outils et les matériaux et, en fait, lui achète un certains nombre d’éléments d’une qualité donnée à un prix convenu. Il est à ce point indépendant qu’il pourrait presque s’installer de l’autre côté de la rue. Au lieu d’avoir, comme auparavant, une activité spécialisée et limitée, il est devenu entièrement responsable de sa production et peut recueillir directement le bénéfice de son esprit d’initiative et de son ingéniosité. Aussi dit-il avec un sourire qui dissimule mal sa fierté: < Je m’intitule “gérant général” de la section des réservoirs.>.

La notion d’économie règne à tous les échelons, y compris celui de la direction. Aucun chef de service, pas même le gérant des ventes responsable de 60 millions de commandes par an, n’a de secrétaire particulière. La plupart des bureaux et des sièges proviennent de l’ancien immeuble, quitté voilà 12 ans. Il y a une caféteria mais pas de salle à manger privée. Pas de <pause-café>. Pas de musique apaisante dans les bureaux. Inaudible à l’oreille, la seule mélodie est le tintement lointain des dollars du boni de Noël.

L’absentéisme, très faible, est de 1.5% environ, et le personnel est très stable. Depuis des années, le pourcentage de rotation est très inférieur à 1%, alors qu’il a été, en 1959, de 3.3% pour l’ensemble des usines des Etats-Unis. Pourquoi le personnel quitterait-il la société? En 1959, les gains annuels de l’ouvrier type de Lincoln étaient en moyenne de 10,467$, alors que la moyenne générale de l’industrie américaine s’élevait à 4,589$ seulement.

La bonne entente qui règne entre les travailleurs et la direction est frappante. Les nouvelle machines et les changement dans les méthodes de travail sont acceptés sans difficulté, car ils représentent une augmentation de la production et, partant , des bonis plus élevés.

James Lincoln déplore la scission actuelle qui règne généralement entre ouvriers et patrons et blâme ces derniers de leur imprévoyance passée, qui les a conduit à ne pas intéresser davantage le personnel aux bénéfices de l’entreprise.

<Le travailleur, dit-il, s’est vu contraint de recourir aux syndicats pour obtenir l’amélioration de son niveau de vie et de sa condition, que son patron aurait dû lui consentir automatiquement>.

Afin de prouver que la clientèle profite aussi de cette collaboration, grâce à laquelle des soudeurs deviennent des capitalistes, James Lincoln cite des chiffres. En 1934, le modèle à dynamo de 300 ampères de la société, l’une des machines de soudage les plus couramment utilisées, était vendue 655$; actuellement son prix est 535$. Or, dans le même temps, les salaires ont presque quintuplé, le cuivre vaut quatre fois plus cher, les prix des tôles et des barres d’acier ont largement triplé. L’augmentation de ces éléments de base a été compensée par le souci de chaque ouvrier d’améliorer son rendement, souci qui a abouti à la mise au point de techniques, de méthodes, de conceptions et machines nouvelles et aussi au développement des aptitudes personnelles de chacun. Grâce à quoi, le prix de revient des machines ayant diminué, il a été possible d’abaisser le prix de vente.

Lincoln estime que la plupart des problèmes de l’industrie pourraient être résolus par les méthodes qu’il a employées. L’Amérique du Nord voit à l’heure actuelle nombre de ses produits exclus du marché mondial à cause de leur prix élevés. La raison qu’on en donne généralement est que nos salaires sont beaucoup trop hauts par rapport à ceux qui ont cours dans le reste du monde. Or l’expérience de Lincoln démentit cette assertion. Sa société, tout en versant des salaires de trois à six fois plus élevés que ceux des pays étrangers, vend sa production dans le monde entier. Elle a même réussi à s’introduire en Allemagne où les industriels sont aussi parmi les premiers à fabriquer du matériel de soudage à l’arc et ont autant d’expérience en ce domaine que quiconque aux Etats-Unis. Ce ne sont pas les salaires élevés mais le gaspillage et l’inefficacité qui nous enlèvent l’accès aux marchés étrangers. On ne pourra surmonter cet obstacle que le jour où la direction et la main-d’oeuvre auront un intérêt direct à réduire les prix de revient.

<Avec l’abaissement des prix de revient, le commerce mondial prendra un essor considérable, prédit Lincoln. Pour répondre à cette expansion, les besoins en main-d’oeuvre augmenteront sans cesse. Les prix baisseront, les salaires monteront, de nouveaux marchés s’ouvriront, les connaissances professionnelles iront en se perfectionnant, et chacun verra son existence s’enrichir sur le plan du travail, des loisirs et des valeurs humaines. Des entreprises de toutes sortes utilisent, avec quelques variantes, les méthodes Lincoln. En 1930, on ne trouvait aux Etats-Unis et au Canada qu’une centaine de sociétés dotées du système de participation aux bénéfices; on en compte aujourd’hui 40,000. Au cours de l’année financière 1960-61, quelque 4,800,000 personnes ont retiré 1,300,000,000$ grâce à ces plans. D’après les conclusions d’une enquête poursuivie pendant cinq ans par une société de placement et portant sur 23 de ces compagnies inscrites à la Bourse de New York, ces firmes étaient en bien meilleure posture que celles choisies par Dow-Jones pour établir les moyennes générales des cours.

Si notre système de liberté de la production doit progresser, il faut que chacun devienne capitaliste ou du moins qu’on lui permette de retirer sa part des avantages résultant d’un travail créateur et efficace. L’exemple de Jim Lincoln a montré que cela est possible.

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Tiré de Sélection du Reader's Digest, Août 1962

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