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George Soros, le gourou de Wall Street s’est découvert une vocation: sauver du naufrage les démocraties naissantes. Par James Jackson

Trente-deuxième étage d’un immeuble grisâtre de la 7e Avenue, à New York. Un silence quasi religieux baigne les bureaux de Soros Fund Management. Au fond du couloir, une salle cloisonnée de verre. L’oeil rivé sur des écrans d’ordinateurs, une dizaine de cambistes y surveillent l’évolution des marchés mondiaux. Jour après jour, ils risquent des fortunes sur les fluctuations des cours des devises, des actions et des obligations.

C’est ici que George Soros gagne son argent.

Un étage plus bas, un brouhaha polyglotte accueille le visiteur. Dans les corridors, il croise des gens aux bras chargés de documentation ou de plans de construction d’habitations à loyer modique.

C’est là que Georges Soros donne son argent.

Entre 1993 et 1995, ce financier d’origine hongroise a gagné et donné plus qu’aucun autre particulier dans le monde. A 65 ans, il règne sur un empire de 10 milliards de dollars, dont la pierre angulaire, le célèbre fonds Quantum, engage des sommes astronomiques en opérations de couverture de haut risque sur les marchés financiers de la planète. Il dirige également les fondations qui portent son nom, principaux maillons du réseau mondial le plus vaste et probablement le plus efficace d’actions philantropiques privées: plus de 330 millions de dollars distribués par année, en grande partie en Europe centrale.

Pour nombre de pays, Georges Soros et quelques autres mécènes représentent peut-être la seule planche de salut. Alors que les programmes d’aide au développement consentis par les nations industrialisées se réduisent comme une peau de chagrin, les investissements privés dans le tiers monde se multiplient à un rythme vertigineux. De 52 milliards de dollars en 1991, ils ont grimpé à 97 milliards en 1994, bien au-dessus des 57 milliards offerts par le secteur public.

En 25 ans, les fondations Soros ont ainsi versé plus d’un milliard de dollars provenant de la fortune personnelle de leur créateur. Ces dons ont servi à financer les programmes les plus divers: une université de 450 étudiants à Prague et Budapest ; une station de radio diffusant des informations vers une Birmanie étouffée par la dictacture; une usine d’épuration à Sarajevo; 200,000 HLM dans les townships d’Afrique du Sud; 200 tonnes de revues scientifiques aux biliothèques publiques de la Russie.

George Soros a littéralement remis à flot certains pays d’Europe Centrale. < Il a sauvé le nôtre, n’hésite pas à affiirmer Vladimir Milcin, directeur de l’Institut pour une société ouverte de Macédoine. Il nous a consenti deux prêts de 25 millions de dollars au plus grave de la crise, quand personne d’autre n’était disposé à nous aider>.

Cette générosité ne lui attire pas que des amis. La presse macédoine, soutenue par son gouvernement, l’a violemment attaqué pour avoir défendu les droits linguistiques de la minorité albanaise. En Russie, des personnalités lui ont reproché de vouloir acquérir des brevets scientifiques à des prix dérisoires.

Indifférent à ces critiques, Georges Soros poursuit son oeuvre. Contrairement à d’autres grands mécènes comme John Rockefeller ou Henry Ford- dont la fortune à surtout été dévolue à titre posthume à des fiducies créées pour réduire l’impôt successoral -, il distribue cet argent alors qu’il est dans la force de l’âge et à l’apogée de la réussite financière. Il se distingue aussi par l’immensité de son ambition: sauver le monde. Rien de moins.

Il a déversé des centaines de millions de dollars sur l’Ukraine, la Russie et la Roumanie, avec l’espoir que les gouvernements occidentaux lui emboîtent le pas. Car il est persuadé que l’Ouest laisse passer une occasion exeptionnelle de décider l’ancien monde communiste à s’ouvrir au concert des nations.

Fort de sa réputation de génie de la finance, il n’hésite pas à rencontrer en tête-à-tête présidents et premiers ministres occidentaux pour les convaincre de contribuer au relèvement de l’Europe de l’Est.

<L’effrondement du communisme est une révolution, leur fait-il remarquer, et les révolutions créent des ouvertures>.

Un personnage contradictoire.

De par ses études, George Soros se destinait davantage à la philosophie qu’au monde de la finance. Aujourd’hui encore, il se considère plus comme un intellectuel que comme un homme d’affaires.

Bien qu’il ait consacré sa vie à se bâtir une fortune, le luxe ne l’intéresse guère. A New York, il circule dans une vieille Mercedes. Pour ses déplacements à l’étranger, pas de jets privés: il voyage sur des vols commerciaux, tout comme ses assistants. Son passe-temps le plus dispendieux? Le tennis.

Susan, sa seconde femme, raconte que, lorsqu’ils se sont rencontrés en 1979, il habitait un austère appartement de Manhattan. <Sa collection d’objets d’art comprend surtout des oeuvres venant d’Europe Centrale, dit-elle, qu’il achète pour encourager les artistes>.

Mais, en dépit des apparences, George Soros affirme détester la charité: <Toute notre civilisation repose sur la promotion de l’intérêt personnel, pas sur celui des autres.>

Ces contradictions du personnage résultent sans doute des vicissitudes de sa jeunesse. Après une enfance heureuse dans une famille juive aisée de Budapest, il doit se cacher pendant un an pour échapper aux persécutions nazies vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce cauchemar, puis l’arrivée au pouvoir et l’exil en Angleterre en 1947 expliquent en partie l’aversion que lui inspirent les sociétés totalitaires, repliées sur elles-mêmes. <J’ai toujours été hanté par la différence entre la société fermée dont je me suis évadé, et le monde grand ouvert dans lequel j’ai choisi de vivre>.

Cette obsession le conduit à la London School of Economics et aux conférences de Karl Popper, l’un des philosophes antimarxistes les plus influents de l’après-guerre. Pour gagner sa vie, le jeune George travaille comme porteur dans une gare, puis se fait représentant de commerce, avant de suivre un stage dans une banque.

Dès 1955, il décide de renoncer à la philosophie et de consacrer toute son énergie à faire fortune. A New York où il s’installe, il constate très vite qu’on peut gagner beaucoup plus d’argent en faisant circuler les capitaux entre ce temple de la finance et Londres, Paris ou Tokyo qu’en se cantonnant au marché américain.

En 1960, il quitte son emploi de cambiste salarié à Wall Street et, avec un capital de quatre millions de dollars réunis à grand-peine, crée le fonds Quantum, dont il est le dirigeant et le principal actionnaire. Le fonds prospère rapidement, au point de rapporter, en 1993 plus d’un milliard de dollars en profits, honoraires et autres rentrées. Même en 1994, année difficile pour tous les fonds d’arbitrage, Georges Soros a engrangé personnellement près de 70 millions de dollars.

Son associé Stanley Druckenmiller et lui ne font apparemment rien de plus que les autre spéculateurs; la seule différence est qu’ils le font mieux. <En plus de leur vision mondialiste, ils ont un flair fabuleux, explique Barton Biggs, président de Morgan Stanley Asset Management. Et ce sont des bourreaux de travail.>

Pour sa part, George Soros attribue sa réussite à sa capacité à pressentir le moment où une tension atteint son point de rupture, où une flambée des cours approche de son apogée, où une société opprimée s’apprête à se révolter. <C’est alors qu’on peut prévoir l’imprévisible, et je le fais un peu mieux que les autres>, dit-il modestement.

Naissance d’une vocation.

Un jour de 1979, en marchant dans Londres, George Soros sent soudain son coeur cogner dans la poitrine et se croit victime d’une crise cardiaque. <C’est alors que je me suis demandé à quoi tous mes efforts pourraient bien servir>. A l’époque, il gère un capital de 100 millions de dollars, et sa fortune personnelle s’élève à 30 millions. J’ai estimé que j’avais assez d’argent pour tous mes besoins>, explique-t-il. Et il décide de devenir philanthrope.

Il crée le Fonds pour une société ouverte, dont la première intervention consiste à mettre sur pied un programme de bourses universitaires pour les étudiants noirs d’Afrique du Sud.

Puis il tourne son attention vers l’Europe centrale. <Au début, il faisait des dons anonymes>, se rappelle Elizabeth Lorant, l’une des deux collaboratrices auxquelles il confie la gestion d’un budget de 200,000$ destiné à financer la distribution de manuels d’économie de marché dans les universités hongroises. Ce programme débouche sur la création de la Fondation Soros de Hongrie, qui sera suivie de 24 autres.

Peu à peu, la fondation hongroise élargit son champ d’action, notamment en donnant des photocopieuses aux bibliothèques universitaires. Par la suite, ces machines faciliteront la diffusion des publications clandestines visant à contourner le main-mise du Parti communiste sur les médias.

Mais, à mesure que ses ambitions grandissent, George Soros doit se rendre à l’évidence: il ne dispose pas d’assez de temps pour diriger à la fois ses activités philanthropiques et son empire financier. En 1989, Stanley Druckenmiller prend en charge la gestion du fonds Quantum, qui pèse alors sept milliards de dollars. Endiguer la fuite des cerveaux.

Aux dires du personnel des fondations, George Soros est un patron plutôt encombrant. <Il aime mettre le nez dans tout>, remarque un ancien employé. Mais cet engagement est un grand avantage: il permet de débloquer les fonds plus vite et plus efficacement.

Aryeh Neier, président des fondations Soros, explique que celles-ci consacrent moins de 4 pour 100 de leurs budgets à l’administration, contre 15 pour 100 pour la plupart des autres grands organismes de philathropie.

<La plupart de ces derniers ont une imposante infrastructure administrative qui distribue l’argent sous forme de subventions, renchérit Stephen Greene, rédacteur en chef du mensuel The chronicle. Il peut s’écouler beaucoup de temps entre la réception des projets, leur analyse et l’envoi des fonds. George Soros court-circuite ce processus; s’il décide de consacrer 100 millions de dollars à une initiative, l’argent sort presque instantanément.>

Fin 1991, lorsque l’Union soviétique s’effrondre, jetant sur le pavé des dizaines de milliers de chercheurs de premier ordre, George Soros crée la Fondation internationale pour la science, qu’il dote d’un budget de 100 millions de dollars. Elle octroie des bourses de 500$ < l’équivalent là-bas de plus d’une année de salaire> à plus de 30,000 universitaires, et accorde quelque 6000 subventions devant permettre à des scientifiques d’assister à des congrès à l’étranger.

En Bosnie, les fondations Soros affectent plus de 50 millions de dollars à différents projets allant de la construction d’un réseau d’adduction d’eau à Sarajevo à la mise sur pied d’une base de données pour la réunion des familles.

George Soros met également sur pied l’Université de l’Europe centrale (UEC), qui compte deux campus, l’un à Budapest et l’autre à Prague. Ces établissements offrent des programmes menant à des diplômes en droit constitutionnel, en sciences politiques, en histoire et en économie. L’UEC a déjà reçu 55 millions de dollars, et son fondateur s’est engagé à lui en verser 10 millions par année pendant 20 ans.

<Notre but, explique la secrétaire générale de l’université, Anne Lonsdale, est de former une nouvelle génération capable de jouer un rôle de premier plan dans différents domaines: politique, environnement, éducation. Nous voulons encourager les jeunes à rester ici au lieu de partir à la recherche d’un emploi à l’Ouest.

Sauver le monde: George Soros reconnaît que c’est une tâche colossale, sinon un rêve de mégalomane. Car, en dépit des ressources immenses dont il dispose, ses convictions apocalyptiques ne retiennent guère l’attention des grands leaders de la planète.

Certes, il a prouvé qu’il pouvait ébranler les marchés financiers, en prenant une participation de 14 pour 100 dans une mine d’or, en 1993, il a fait grimper le cours mondial du métal jaune; en critiquant la politique de hausse des taux d’intérêt de la Bundesbank, il a fait baisser le mark pendant deux semaines. Mais lorsqu’il donne son point de vue sur la Bosnie, personne n’écoute. Mais, fort des ses convictions, il ne désarme pas et continue à déverser sur le monde ses quelques 300 millions de dollars annuels. La moitié de cette somme va aux fondations qu’il a créées dans 25 pays; le reste sert surtout à satisfaire rapidement des besoins urgents, tels que la reconstruction d’écoles dans une Tchétchénie ravagée par la guerre. <J’ai assez d’argent, dit-il, pour continuer à le dépenser à ce rythme longtemps après le tournant du siècle>.

D’ici là, peut-être, son message aura-t-il été entendu par l’Occident.

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Tiré de Sélection du Reader's Digest, Février 1996

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